1982. Aimé Césaire

Aimé Césaire. Intervention dans la discussion du projet de loi relatif à la commémoration de l’abolition de l’esclavage 17 décembre 1982

Source : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/esclavage/cesaire_abolition-1982-texte.asp

« Se rappeler que le combat, le séculaire combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné, et que c’est tous les jours qu’il vaut la peine d’être livré. »

[...] En somme, par les soins de certains, ce texte, comme depuis quelque temps tous ceux qui concernent l’outre-mer, devient un prétexte à polémiques et à chicanes. Cela dit, j’estime que le Gouvernement a été bien inspiré de revenir à son texte primitif. L’objet en est simple et est précisé dans l’exposé des motifs : il s’agit de célébrer l’événement qui s’est passé il y a cent trente-quatre ans lorsque la IIe République décrétait, les 4 mars et 27 avril 1848, que nulle terre française ne pourrait plus porter d’esclaves. À cet événement est lié le nom de celui qui l’a inspiré, proposé et presque imposé, Victor Schœlcher. Victor Schœlcher, qui est-ce ? Que de fois n’avons-nous pas entendu cette question lorsque, au lendemain de son élection à la présidence de la République, François Mitterrand eut l’admirable pensée d’aller déposer une rose, la troisième, sur la tombe de l’abolitionniste. Victor Schœlcher, qui est-ce ? Eh bien, Victor Schœlcher c’est, pour résumer en trois mots, un humaniste, un militant des droits de l’homme, un socialiste. Quand je dis « un socialiste » entendons-nous bien. Le socialisme de Victor Schœlcher n’est pas une doctrine d’économie politique ; c’est avant tout une éthique. Les phrases clefs de son œuvre me paraissent être celles-ci : « Si l’on dit une fois que ce qui est moralement mauvais peut être politiquement bon, l’ordre social n’a plus de boussole. La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière. La liberté d’un homme est une parcelle de la liberté universelle. Vous ne pouvez toucher à l’une sans compromettre l’autre tout à la fois. Un principe en socialisme, c’est le cerveau en physiologie, c’est l’axe en mécanisme. Sans principes respectés, il n’y a plus de société. » Et je ne résiste pas à la tentation de le citer encore : « La liberté individuelle est antérieure à toutes les lois humaines : elle fait corps avec nous, et aucune puissance imaginable ne peut consacrer la violation de ce principe naturel. L’homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été enlevé par la force, l’adresse ou la trahison ; et pour l’esclave, comme pour le peuple opprimé, l’insurrection est le plus saint des devoirs. » C’est de phrases de ce genre qu’il faut partir, je crois, pour comprendre l’œuvre de Victor Schœlcher. Je veux dire qu’il faut admettre une fois pour toutes qu’à l’origine de son engagement militant il y a d’abord une postulation éthique et une exigence morale. Aussi bien est-ce le même mouvement qui porte Victor Schœlcher vers les ouvriers de son pays, les ouvriers de son temps, victimes désignées d’un capitalisme sauvage, et vers les Noirs d’Afrique, raflés par la traite, ou les Noirs des Antilles et d’Amérique, dont le travail et la sueur alimentèrent jadis ce que les marxistes appellent « l’accumulation primitive ». Tout cela, aux yeux de Schœlcher, c’était le même combat : le combat pour la raison, le combat pour la justice, le combat pour les droits de l’homme. En tout cas, ce qu’il y a de remarquable dans ce combat, c’est la ténacité, la persévérance, l’acharnement même avec lesquels Victor Schœlcher le mena pendant plus de cinquante ans. Rien ne l’arrêta, ni les préjugés, ni les insultes, ni l’outrage, ni la calomnie. Avec un indomptable courage, il tint bon et, dans un secteur limité mais significatif, il finit par l’emporter. C’est cette victoire que nous souhaitons voir commémorée, la victoire d’un homme, dont nous voulons que la mémoire soit gardée et désormais largement célébrée, comme nous voulons que soit célébré le souvenir du martyre et de l’héroïsme des héros anonymes, issus tous de ces peuples, jamais résignés, qui périodiquement, se levèrent, génération après génération, pour revendiquer et pour combattre. J’ai parlé de l’action et de l’œuvre de Victor Schœlcher. Or, de cette œuvre, de cette action, on assiste depuis quelque temps à des tentatives sournoises de dénaturation, on dirait maintenant de récupération. Certains – et on n’y a pas manqué au Sénat – n’ont pas oublié d’insister sur le fait que Victor Schœlcher est le premier à avoir employé les mots « département d’outre-mer », et ils n’ont pas hésité à revendiquer Victor Schœlcher comme parrain de l’assimilationnisme antillais. Bref, dans la bataille qui se livre autour du problème du statut des Antilles ou de la Réunion, c’est à qui mobilisera Victor Schœlcher, dans ses propres rangs. À mon avis, l’entreprise est vaine et, à la limite, déloyale. Il ne faut pas demander aux hommes du siècle dernier de résoudre des problèmes qui ne se posaient pas à eux. Le problème qui se posa à Victor Schœlcher, ce n’était pas de choisir entre centralisation et décentralisation, entre paternalisme et responsabilité, entre identité culturelle et acculturation. C’était, condition première de tout futur débat, celui, élémentaire, de la liberté de tous les hommes, quelle que fût leur race ou leur couleur, et celui de l’égalité de tous devant la loi. La finalité de l’action de Schœlcher n’est pas un statut juridique, mais la qualité et la valeur de la condition humaine. Victor Schœlcher était certainement partisan de l’extension de la loi française à des hommes exposés, livrés sans loi à l’arbitraire de maîtres sans foi ni loi. Mais il n’était pas partisan du maintien de privilèges anachroniques. Il n’était pas partisan de l’immobilisme politique. Il n’était pas partisan de la confiscation du pouvoir local entre les mains de quelques-uns, toujours les mêmes. Et s’il était partisan, et un partisan acharné, de l’instruction publique conçue dans l’optique de son époque, il était, pour avoir dépouillé avec une admirable curiosité les écrits de tous les explorateurs et de tous les historiens de l’Afrique, les Caillé, les Mollien, les Mungo Park, pour avoir eu, l’un des premiers, la révélation de la valeur et de l’éminente dignité des civilisations africaines jusqu’à lui méconnues et ravalées au rang de la barbarie, il était, dis-je, trop conscient de tout cela pour que l’on puisse aujourd’hui s’autoriser de lui pour approuver ou soutenir une politique de nivellement des identités régionales et de laminage des peuples. En conclusion, monsieur le secrétaire d’État, l’initiative du Gouvernement de permettre pour tous la commémoration, dans des conditions de dignité, de la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1848 est une excellente initiative. Elle permettra de rappeler la figure d’un homme qui fut l’un des premiers combattants de la cause des droits de l’homme. Elle permettra aux Antillais et aux Réunionnais de prendre une plus claire conscience de leur passé et d’être ainsi mieux à même de préparer leur avenir. Elle permettra à tous de se rappeler que le combat, le séculaire combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné, et que c’est tous les jours qu’il vaut la peine d’être livré. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.)


 

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