10 mai 2006. Extrait de Césaire lu au jardin du Luxembourg

2006 - Extrait du Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire © 1955, édité par Présence Africaine.

Extrait cité par M. Jacques Martial, lors de la Cérémonie en l’honneur de la première journée commémorative des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.

[...] le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang des épousailles véridiques.

[...]

Au bout du petit matin, la mâle soif et l’entêté désir, me voici divisé des oasis fraîches de la fraternité ce rien pudique frise d’échardes dures cet horizon trop sûr tressaille comme un geôlier.

Ton dernier triomphe, corbeau tenace de la Trahison.

Ce qui est à moi, ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse d’une île et ce qui est à moi aussi, l’archipel arqué comme le désir inquiet de se nier, on dirait une anxiété maternelle pour protéger la ténuité plus délicate qui sépare l’une de l’autre Amérique ; et ses flancs qui sécrètent pour l’Europe la bonne liqueur d’un Gulf Stream, et l’un des deux versants d’incandescence entre quoi l’Equateur funambule vers l’Afrique. Et mon île non-clôture, sa claire audace debout à l’arrière de cette polysnésie, devant elle, la Guadeloupe fendue en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité et la comique petite queue de la Floride où d’un nègre s’achève la strangulation, et l’Afrique gigantesquement chenillant jusqu’au pied hispanique de l’Europe, sa nudité où la Mort fauche à larges andains.

Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale et mon calcanéum sur le dos des gratte-ciel et ma crasse dans le scintillement des gemmes ! Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ? Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama [...]

Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura, une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs la neige est un geôlier blanc qui mont la garde devant une prison

Ce qui est à moi c’est un homme seul emprisonné de blanc c’est un homme seul qu défie les cris blancs de la mort blanche (TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE) [...] c’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc c’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme la mort étoile doucement au-dessus de sa tête la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras

[...] Gonflements de nuit aux quatre coins de ce petit matin soubresauts de mort figée destin tenace cris debout de terre muette la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ? [...]

voum rooh oh que mes cieux à moi s’ouvrent [...]

Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cent chameaux ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers. Nous ne sentons pas sous l’aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent jadis la lance. Et puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire (moi qui n’admire rien tant que le mouton broutant son ombre d’après-midi), je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs de vaisselle, des cireurs de chaussures sans envergure, mettons les choses au mieux, d’assez consciencieux sorciers et le seul indiscutable record que nous ayons battu est celui d’endurance à la chicotte... Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la nègrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes.

Nous vomissure de négrier Nous vénerie des Calebars quoi ? Se boucher les oreilles ? Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée ! Pardon tourbillon partenaire !

J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer... les abois d’une femme en gésine... des raclement d’ongles cherchant des gorges... des ricanements de fouet... des farfouillis de vermine parmi des lassitudes...

Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée. [...] Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin.

[...]

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte davantage la terre silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’oeil mort de la terre ma négritude n’est ni une tour ni un cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol elle plonge dans la chair ardente du ciel elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal ! [...]

Tiède petit matin de vertus ancestrales

[...]

Eia pour la joie Eia pour l’amour Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées.

et voici au bout de ce petit matin ma prière virile que je n’entende ni les rires ni les cris, les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle, donnez-moi la foi du sauvage du sorcier donnez à mes mains puissance de modeler donner à mon âme la trempe de m’épée je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue et de moi-même mon coeur, ne faites ni un père, ni un frère, ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils, ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple.

Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie comme le poing à l’allongée du bras ! Faites-moi commissaire de son ressentiment faites-moi dépositaire de son sang faites de moi un homme de terminaison faites de moi un homme d’initiation faites de moi un homme de recueillement mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement

faites de moi l’exécuteur de ces oeuvres hautes voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme-

Mais les faisant, mon coeur, préservez-moi de toute haine ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine car pour me cantonner en cette unique race vous savez pourtant mon amour tyrannique vous savez que ce n’est point par haine des autres races que je m’exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c’est pour la faim universelle pour la soif universelle

la sommer libre enfin de produire de son intimité close la succulence des fruits.

[...]

Tenez je ne suis plus qu’un homme, aucune dégradation, aucun crachat ne le conturbe, je ne suis plus qu’un homme qu accepte n’ayant plus de colère (il n’a plus dans le coeur que de l’amour immense, et qui brûle)

[...]

Et voici soudain que force et vie m’assaillent comme un taureau [...].

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. [...] car il n’est point vrai que l’oeuvre de l’homme est finie que nous n’avons rien à faire au monde que nous parasitons le monde qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde mais l’oeuvre de l’homme vient seulement de commencer et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’à fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite.

[...]

Et je cherche pour mon pays non des coeurs de dattes, mais des coeurs d’homme qui c’est pour entrer aux villes d’argent par la grand’porte trapézoïdale, qu’ils battent le sang viril, [...] .

Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! [...]

le négrier craque de toute part... Son ventre se convulse et résonne... [...]

[...]

La négraille aux senteurs d’oignons frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté

Et elle est debout la négraille

la négraille assise inattendu ment debout debout dans la cale debout dans les cabines debout sur le pont debout dans le vent debout sous le soleil debout dans le sang debout et libre debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite et la voici : plus inattendument debout debout dans les cordages debout à la barre debout à la boussole debout à la carte debout sous les étoiles

debout et libre

et le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux écroulées.

Et maintenant pourrissent nos flocs d’ignominie ! [...]

[...] dévore vent je te livre mes paroles abruptes dévore et enroule-toi et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson embrasse-moi jusqu’au nous furieux embrasse, embrasse NOUS [...] embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté [...] et lie, lie-moi sans remords lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse lie ma noire vibration au nombril même du monde lie, lie-moi fraternité âpre puis m’étranglant de ton lasso d’étoiles monte, Colombe monte monte monte Je te suis, imprimé en mon ancestrale cornée blanche. monte lécheur de ciel et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune c’est là que veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition !

Aimé Césaire


 

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