10 mai 2006. Discours de la ministre de la coopération et de la francophonie à Gorée

PREMIERE JOURNEE DES MEMOIRES DE LA TRAITE NEGRIERE, DE L’ESCLAVAGE, ET DE LEURS ABOLITIONS ALLOCUTION DE LA MINISTRE DELEGUEE A LA COOPERATION, AU DEVELOPPEMENT ET A LA FRANCOPHONIE, MME BRIGITTE GIRARDIN (Ile de Gorée, 10 mai 2006)

Monsieur le Président de la République du Sénégal,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Monsieur le Maire de Gorée,

Mesdames et Monsieur les Députés de Paris, Bordeaux et Nantes,

Monsieur le Député de la Guadeloupe,

Mesdames, Messieurs,

Chers Amis de Gorée et du Sénégal,

Aujourd’hui, 10 mai 2006, pour la première fois de son histoire, la France honore officiellement la mémoire de l’esclavage.

Aujourd’hui, 10 mai 2006, pour la première fois de son histoire, la France se recueille et se souvient de cette blessure insupportable et ineffaçable qu’est l’esclavage dans l’histoire de l’humanité.

Elle se recueille à Paris, où le chef de l’Etat prononce en ce moment un discours dans les Jardins du Luxembourg, à l’endroit même où sera prochainement érigé le monument officiel qui sera dédié à la commémoration de l’esclavage et de la traite négrière.

Elle se recueille aussi à Bordeaux et à Nantes, dont les parlementaires m’accompagnent aujourd’hui, comme dans toutes les autres grandes villes qui ont eu à connaître de la traite négrière.

Mais la France a voulu aussi se recueillir en Afrique, ici, à Gorée, sur les lieux mêmes de la tragédie, en y associant les populations africaines, héritières de cette mémoire si douloureuse.

C’est le sens de ma présence aujourd’hui parmi vous : illustrer par un geste solennel la volonté de notre pays d’assumer pleinement le souvenir de l’esclavage.

Monsieur le Président de la République,

Votre présence aujourd’hui à Gorée confère à ce geste une portée symbolique, riche de sens pour nos concitoyens. Vous savez l’attachement porté par le président Chirac à l’organisation de cette commémoration à Gorée, dont le retentissement à Paris sera grand.

Qu’il me soit donc permis de vous adresser mes très sincères et très vifs remerciements pour votre accueil, et pour votre participation à cette cérémonie qui réunit le Sénégal et la France.

Au-delà de votre personne, c’est à l’ensemble de la population de Gorée, et à la population du Sénégal tout entier que je souhaite adresser mes remerciements, en même temps qu’un message d’estime et d’amitié de la part du peuple français : à vous toutes et à vous tous qui me faites le plaisir de m’accompagner et de vous associer à cette journée du souvenir, je veux dire combien la chaleur de votre accueil me touche, combien vos chants et vos danses me vont droit au cœur, combien vous donnez corps à la relation profonde et affective qui unit la France au Sénégal et à l’Afrique.

Car la mémoire due aux victimes de l’esclavage ne doit pas occulter le présent, qui est fait d’amitié et de respect entre nos peuples. Cette journée en est l’illustration, avec un temps de souvenir auquel succèdera ce soir, un moment de rencontre et de dialogue des cultures, avec un grand concert populaire.

* * *

La France est le premier pays au monde à avoir reconnu l’esclavage comme crime contre l’humanité. Elle a franchi en effet ce pas important le 10 mai 2001 avec l’adoption d’une loi votée à l’unanimité par les élus de la République française. Il restait encore à traduire cette reconnaissance en actes concrets. C’est désormais chose faite avec cette journée annuelle de commémoration officielle du 10 mai. Qu’il me soit permis de saluer au passage l’excellent travail effectué par le Comité français pour la mémoire de l’esclavage que préside Maryse Condé, originaire de Guadeloupe et dont on se souvient des belles pages sur Gorée dans son superbe roman "Ségou". Je tiens également à saluer la présence parmi nous d’un membre éminent de ce Comité, Claude-Valentin Marie.

Aujourd’hui, l’occasion nous est donc donnée de porter un regard plus éclairé sur notre histoire commune et de resserrer nos liens anciens, par la reconnaissance du passé et par l’approfondissement de la connaissance historique.

Pour la France, il ne s’agit pas de se complaire dans la culpabilité, comme on l’entend ici ou là, il ne s’agit pas non plus de faire de l’histoire de la traite et de l’esclavage la seule histoire qui nous détermine, il s’agit de mieux maîtriser notre présent par une meilleure connaissance de notre passé. Il s’agit donc avant tout de comprendre, et de faire acte de responsabilité.

Cette première commémoration officielle devait naturellement se tenir aussi en Afrique, au Sénégal, et tout particulièrement à Gorée, d’où sont partis sans retour tant d’Africains.

Comme l’écrivait Léopold Sédar Senghor : "Il fait beau, il fait triste. Il y a Gorée, où saigne mon cœur mes cœurs. La maison rouge à droite, brique sur le basalte La maison rouge du milieu, petite, entre deux gouffres d’ombre et de lumière (…)"

Venir à Gorée, c’est donc rendre hommage à la longue cohorte de tous ces anonymes qui, des siècles durant, ont souffert de l’esclavage et ont lutté pour son abolition. C’est rendre hommage à l’Afrique, à ses fils et à ses filles, qui furent les premiers résistants à la barbarie, par les révoltes d’esclaves dont témoignent encore de nombreuses mémoires orales africaines et de nombreux chants traditionnels.

Monsieur le Président de la République, vous l’avez vous-même rappelé avec éclat dans votre ouvrage "un destin pour l’Afrique" : la résistance à l’oppression esclavagiste a commencé sur le sol africain, et les premiers abolitionnistes sont évidemment les Africains eux-mêmes. Comment, ici, à Gorée, ne pas rappeler avec force la contribution africaine à la réflexion de l’humanité tout entière sur l’esclavage.

Il faut aussi se souvenir que malgré l’entreprise de déshumanisation que constituaient la traite et l’esclavage, toutes les sociétés esclavagistes ont témoigné d’une aspiration indomptable à la liberté : qu’il s’agisse de la révolution haïtienne, de la révolte de Delgrès de 1802 en Guadeloupe, ou plus simplement des innombrables révoltes d’esclaves illustrées par les figures de "nègres marrons", partout la soif de liberté s’est exprimée. La capacité des esclaves à exploiter les minces failles qui leur étaient laissées, à maintenir ou à inventer des pratiques culturelles et cultuelles, à sauvegarder des espaces échappant au regard et au contrôle du maître, à créer une langue et une esthétique vernaculaires, toute cette énergie créatrice témoigne avec force de leur humanité face à un monde qui cherchait à la leur dénier.

C’est cette mémoire qu’il nous faut aujourd’hui reconnaître officiellement. Et c’est notre devoir, en conscience, que d’y veiller. Aujourd’hui comme hier, la grandeur d’une nation réside dans sa capacité à assumer pleinement les heures les plus sombres de son histoire. Trop longtemps, en effet, ces pages souvent tragiques et parfois même honteuses ont été oubliées, omises, voire occultées. Tel est précisément le cas de la traite négrière et de l’esclavage. Il nous faut donc nous pencher collectivement, avec courage et lucidité, sur cette part de passé : oui, la France a bel et bien profité, à l’instar d’autres pays européens, du commerce d’êtres humains - des hommes, des femmes, des enfants qui avaient été arrachés à leur terre d’Afrique pour être jetés à travers les océans sur des terres d’exil et de souffrance. En cela, l’esclavage est bien cette "barbarie civilisée", pour reprendre l’expression d’Aimé Césaire. Et c’est pour cela que la France doit se pencher sur cette histoire, qui est aussi son histoire. Car, répétons-le sans relâche, cette histoire ne concerne pas seulement les descendants d’esclaves, ni les contrées qui ont connu l’esclavage ; cette histoire ne concerne pas seulement ceux qui en furent les victimes ou bien encore ses promoteurs, mais elle concerne bien tous les citoyens du monde.

La traite négrière a été un phénomène mondial, qui a affecté trois continents : l’Afrique, les Amériques et l’Europe. Il existe donc plusieurs mémoires de l’esclavage : celles des Antilles françaises, celles des ports négriers, celles des populations des pays d’où sont venus les esclaves. La France entend conduire cet indispensable travail de mémoire, en réhabilitant et en transmettant les mémoires croisées - et parfois conflictuelles - qui cohabitent en son sein, du fait du brassage de sa population. Il existe en Afrique même plusieurs mémoires singulières de l’esclavage, qu’il nous faut mieux prendre en compte. Il existe plusieurs paroles africaines sur l’esclavage, qu’il nous faut mieux entendre. Il existe en Afrique une création artistique et littéraire contemporaine sur la servitude qu’il nous faut mieux connaître. Il existe également des processus de réconciliation historique propres à l’Afrique - je pense en particulier à la commission "vérité et réconciliation" en Afrique du Sud. Aucune histoire de l’esclavage ne peut donc s’écrire aujourd’hui sans intégrer les mémoires africaines de l’esclavage. Ce n’est qu’en s’appuyant sur toutes les mémoires existantes qu’il nous sera possible de parvenir à un récit partagé, et donc universel, de la traite et de l’esclavage.

C’est ensemble, avec les Africains, qu’il nous faut aujourd’hui construire ce récit partagé de l’esclavage. Ensemble, il nous faut réfléchir aux moyens d’engager rapidement un véritable dialogue permanent entre les historiens d’Afrique, d’Europe et des Amériques. Il y a là, sans doute, un chantier international à mettre en oeuvre. Et c’est toute la portée du centre inter-universitaire de recherche comparative sur la traite négrière et l’esclavage proposé par le Comité français pour la mémoire de l’esclavage, et dont la création a été annoncée, le 30 janvier dernier, par le président Chirac. Je souhaite que l’université et la recherche africaines puissent y tenir toute leur place.

Pour accompagner ce travail de recherche conjoint, je propose d’ailleurs aux communautés universitaires sénégalaise et française, dans le cadre du programme Inter Pares que mon ministère met en œuvre à compter de cette année, de créer en 2007 deux chaires croisées franco-sénégalaises sur la traite négrière et l’esclavage. Je sais que l’université des Antilles-Guyane qui a déjà un partenariat avec l’université de Dakar, est prête à réfléchir à cette proposition.

* * *

Mais au-delà de cet indispensable travail de mémoire, le combat contre l’asservissement reste un combat d’aujourd’hui : le travail forcé existe encore, sous une forme ou sous une autre, sur presque tous les continents. Selon les Nations unies, plus de 20 millions de personnes en sont victimes.

La tâche reste immense, et la France entend demeurer au premier rang de ce combat pour les Droits de l’Homme. D’indéniables progrès permettent d’espérer - je songe notamment à la création récente du Tribunal pénal international qui concourt à rendre le respect des Droits de l’Homme plus effectif, en sanctionnant certains manquements parmi les plus graves.

Afin de lutter contre les survivances de l’esclavage, mais aussi contre ses résurgences dans le contexte de la compétition économique mondiale, il faut approfondir la coopération entre les pays du Nord et les pays du Sud. Il faut aussi rapprocher les organisations internationales concernées, en particulier l’Organisation internationale du Travail et l’Organisation mondiale du Commerce. Il nous faut enfin veiller à ce que les entreprises occidentales, lorsqu’elles investissent dans les pays en développement, respectent les principes fondamentaux du droit du travail, tels qu’ils sont inscrits dans le droit international.

En France même, certains efforts restent à accomplir : notre travail de mémoire doit servir notre combat contre le racisme, contre les discriminations, et pour l’égalité des chances. L’ambition est bien de permettre à tous les Français, quelle que soit leur origine, de mieux vivre ensemble. Et c’est notamment le rôle de la Haute Autorité pour la Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE), que d’y veiller.

* * *

Monsieur le Président de la République,

Mesdames et Messieurs,

Le dialogue des cultures que la France prône sur la scène internationale, par la voix de son Président, passe aussi par le dialogue des mémoires.

Aujourd’hui, à Gorée, nous contribuons tous ensemble à ce dialogue des mémoires.

A l’adresse de toutes ces victimes de l’esclavage, nous reviennent ces mots de Léopold Sédar Senghor :

"Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle

Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain.

Dormez ô Morts ! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir".

Ce matin, nous répondons à cette adresse, par l’hommage que nous rendons aux victimes de l’esclavage. Tel est le sens de mon propos, mais aussi des moments qui vont le suivre et pour lesquels je vous invite à nous accompagner : dans quelques instants, nous nous rendrons sur le Parvis des Droits de l’Homme, pour y déposer une gerbe de fleurs en hommage à toutes les victimes de trois siècles de traite négrière. Puis je visiterai la maison des esclaves, ce lieu de mémoire où je découvrirai à mon tour, avec respect et émotion, cette "porte du voyage sans retour".

Après le temps du recueillement, viendra ce soir le temps de la rencontre des cultures, de la fraternité et du partage, pour un concert associant artistes africains et français originaires d’outre-mer.

J’espère qu’au terme de cette journée, nous aurons pu tous ensemble, par le recueillement et par l’échange, favoriser l’émergence d’une mémoire partagée de l’esclavage, une mémoire pleinement assumée et intégrée dans notre histoire collective.

C’est cette mémoire partagée que j’appelle ardemment de mes vœux, car c’est sur cette mémoire partagée que pourra solidement se construire notre avenir commun.


 

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