5 mai 2005. Discours de Mme Girardin, ministre de l’outre-mer, pour l’inauguration du salon Delgrès et le bilan des travaux du Comité pour la mémoire de l’esclavage

Déclaration de Mme Brigitte Girardin, ministre de l’outre-mer, sur le bilan des travaux du Comité pour la mémoire de l’esclavage et sur la contribution de Louis Delgrès à l’abolition de l’esclavage, Paris le 10 mai 2005.

Inauguration du salon Louis Delgrès au ministère de l’outre-mer, à Paris le 10 mai 2005.

(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 11 mai 2005)

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Mesdames et Messieurs les membres du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage,

Mesdames et Messieurs les représentants des milieux associatifs et culturels,

Mesdames et Messieurs,

Chers Amis,

Jusqu’ici, les salons qui vous accueillent aujourd’hui dans ce ministère n’avaient pas trouvé de nom. Sobrement qualifiés de " Salons rouges " par référence à la couleur dominante de leur décoration, ils n’en ont pas moins été le cadre de la plupart des négociations importantes qu’a connu l’outre-mer tout au long du XXe siècle. C’est ici en effet, dans ces salons, que les différents ministres qui se sont succédés ont pris pour habitude de consulter, rassembler, négocier, ou encore dialoguer avec les représentants des différentes collectivités qui constituent l’outre-mer français. C’est ici aussi qu’ont été signés nombre d’accords importants, mais aussi plusieurs traités internationaux. C’est ici enfin que je réunis régulièrement, comme l’ont fait mes prédécesseurs avant moi, mes plus proches collaborateurs pour définir avec eux les principales orientations de la politique à mener en faveur de l’outre-mer.

C’est donc dire combien ces lieux sont intimement liés à l’histoire de l’outre-mer, et combien le choix de leur donner une nouvelle dénomination revêt une portée dont la symbolique ne doit pas être sous-estimée.

Car en choisissant aujourd’hui de donner à ce salon le nom de Louis Delgrès, c’est avant tout un hommage sobre mais solennel que j’entends rendre à ce héros de la lutte contre la servitude et pour la liberté ; mais il s’agit aussi d’un geste qui s’inscrit dans un contexte particulier, dont je souhaite évidemment dire quelques mots.

Ce contexte, il est celui des travaux du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage, installé par le Gouvernement en avril 2004, et qui vient de remettre au Premier ministre son rapport d’activité en vue d’une meilleure appropriation collective de ce passé encore douloureux, notamment pour l’outre-mer. Certes, un pas important avait déjà été franchi dans notre pays par l’adoption de la loi du 21 mai 2001 qui reconnaît la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Il restait néanmoins à traduire cette reconnaissance en actes concrets, et c’est précisément la tâche que s’est vu confier le Comité pour la Mémoire de l’Esclavage.

Je souhaite donc saluer les membres de ce Comité aujourd’hui présents parmi nous, leur redire mon estime et ma confiance, et surtout leur rendre publiquement l’hommage qu’ils méritent pour l’ampleur du travail accompli au cours de cette première année d’existence. Leur rapport est en effet assorti de nombreuses propositions concrètes, toutes très pertinentes, et dont le Gouvernement s’est engagé à examiner en réunion interministérielle les modalités de mise en ¿uvre, dès avant la fin du mois de juin.

Parmi ces propositions, figurent notamment la création d’un Centre national pour l’Histoire et la Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et leurs abolitions, ainsi que la création d’un laboratoire interuniversitaire de recherche comparative. Mais c’est évidemment l’instauration de la date du 10 mai comme journée annuelle de commémoration nationale de la traite négrière, de l’esclavage et leurs abolitions qui constitue la proposition dont la portée est la plus symbolique.

En 2006 viendra donc le temps de cette commémoration officielle, qu’il importe de commencer à préparer dès à présent pour lui conférer toute la solennité attendue. Mais il m’a semblé indispensable d’initier cette commémoration dès cette année, en ce jour du 10 mai, par cette manifestation à laquelle je vous remercie d’avoir bien voulu participer.

Aujourd’hui, à travers l’hommage rendu à un homme, Louis Delgrès, qui s’est battu contre la restauration de l’esclavage en Guadeloupe, il s’agit plus généralement de rendre hommage à la longue cohorte de tous ces anonymes qui, des siècles durant, ont souffert de l’esclavage et ont lutté pour son abolition.

Car il importe de rappeler que malgré l’entreprise de déshumanisation que constituaient la traite et l’esclavage, toutes les sociétés esclavagistes ont témoigné d’une aspiration indomptable à la liberté : qu’il s’agisse de la révolution haïtienne, de la révolte de Delgrès de 1802 en Guadeloupe, ou plus simplement des innombrables révoltes d’esclaves illustrées par les figures de " nègres marrons ", partout la soif de liberté s’est exprimée. La capacité des esclaves à exploiter les minces failles qui leur étaient laissées, à maintenir ou à inventer des pratiques culturelles et cultuelles, à sauvegarder des espaces échappant au regard et au contrôle du maître, à créer une langue et une esthétique vernaculaires, toute cette énergie créatrice constitue la preuve indubitable de leur humanité dans un monde qui cherchait à la leur dénier.

C’est cette mémoire qu’il nous faut aujourd’hui reconnaître officiellement. Et c’est notre devoir, en conscience, que d’y veiller.

Car aujourd’hui comme hier, la grandeur d’une nation réside dans sa capacité à assumer pleinement les heures les plus sombres de son histoire.

Trop longtemps en effet, ces pages souvent tragiques et parfois même honteuses ont été oubliées, omises, voire occultées. Tel est précisément le cas de la traite négrière et de l’esclavage.

Il nous faut donc nous pencher collectivement, avec courage et lucidité, sur cette part de passé qui nous fait honte : oui, la France des droits de l’Homme est aussi celle qui a poursuivi dans ses colonies une politique d’exception ; elle y a pratiqué et organisé l’asservissement d’êtres humains, des hommes, des femmes, des enfants qui avaient été arrachés à leur terre d’Afrique pour être jetés à travers les océans sur des terres d’exil ; par le Code noir, elle a même instauré un véritable cadre réglementaire pour l’esclavage, autorisant certaines pratiques inhumaines ; pendant plusieurs siècles, et à l’instar d’autres puissances européennes, la France a profité du commerce d’êtres humains. En cela, l’esclavage est bien cette " barbarie civilisée ", pour reprendre l’expression d’Aimé Césaire. Et c’est pour cela que la France doit se pencher sur cette histoire, qui est aussi son histoire.

Dans les colonies françaises, l’abolition de l’esclavage a connu une histoire singulière qui pèse aujourd’hui très lourdement dans le difficile travail de mémoire. En effet, la France est le seul pays a avoir connu deux abolitions : le vote solennel de la Convention nationale, le 4 février 1794, avait d’abord pris acte de la victoire des esclaves insurgés à Saint-Domingue en proclamant l’abolition générale de l’esclavage dans toutes les colonies françaises d’alors. Ce fut la première abolition de toute l’histoire coloniale européenne, mais elle fut remise en cause par Napoléon Bonaparte, qui restaurait l’esclavage et la traite négrière dans toute leur ampleur. La mise en ¿uvre de cette décision sans aucun autre exemple historique nécessita de véritables guerres. La Guadeloupe, par exemple, fut soumise au prix de durs combats dont la mémoire reste vive aujourd’hui, et au cours desquels s’illustra Louis Delgrès. Ainsi restauré, l’esclavage a survécu près d’un demi-siècle supplémentaire, jusqu’au retour de la République en 1848 qui consacra définitivement son abolition dans les colonies.

De ces événements majeurs, les livres d’histoire ont gardé peu de traces : le nom de Toussaint Louverture n’est évoqué que de façon sibylline, et celui de Delgrès reste ignoré.

C’est donc un pan injustement méconnu de notre histoire que je souhaite mettre en lumière aujourd’hui, en dévoilant cette plaque commémorative en hommage à Louis Delgrès.

Louis Delgrès est originaire de la Martinique ; c’est un libre de couleur, comme on dit alors, mais c’est aussi un soldat français qui s’engage dans les armées de la République. Ses mérites y sont reconnus, il devient rapidement officier. En poste en Guadeloupe à partir de 1799, il est l’un des chefs de ce que l’on nomme alors " l’armée coloniale ", dont la particularité est d’être majoritairement constituée de Noirs et de libres de couleur. Son destin bascule lorsque débarque en Guadeloupe en 1802 le corps expéditionnaire commandé par le général Richepance, chargé par Bonaparte de rétablir l’ordre, préalable à la restauration de l’esclavage : désobéissant à ses chefs, Delgrès prend alors la tête de ceux qui refusent de se soumettre. Le rapport des forces en présence est terrible, mais il est surtout question pour lui de défendre des valeurs essentielles qu’illustre sa fière devise : " vivre libre, ou mourir ". Cette devise, il l’accomplira jusqu’au bout, préférant se donner la mort avec plusieurs centaines de ses compagnons d’armes, plutôt que de se rendre. Au préalable, Delgrès avait pris soin de donner une portée universelle à son combat pour la liberté, en rédigeant une proclamation intitulée : " à l’univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir ". Cette proclamation est datée du 10 mai 1802 ; nous en fêtons donc aujourd’hui le 203ème anniversaire, jour pour jour. Un extrait de cette proclamation figure sur la plaque que je m’apprête à dévoiler :

" La résistance à l’oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause ; elle est celle de la justice et de l’humanité. (¿) Et toi, postérité ! Accorde une larme à nos malheurs, et nous mourrons satisfaits. "

Dès cet instant, Louis Delgrès inscrit la révolte des esclaves dans le grand combat de la liberté et des droits de l’homme.

Mesdames et Messieurs,

Aujourd’hui, dans ce salon qui porte désormais son nom, nous incarnons cette postérité espérée par Delgrès au moment du sacrifice. Mais au-delà des larmes, c’est toute notre reconnaissance que nous voulons lui exprimer, en réaffirmant notre détermination collective à poursuivre son combat pour la liberté.

Ce faisant, puissions-nous parvenir à favoriser l’émergence dans notre pays d’une mémoire enfin partagée de l’esclavage, d’une mémoire pleinement assumée et intégrée dans notre histoire collective.

C’est cette mémoire partagée que j’appelle ardemment de mes voeux, car c’est sur cette mémoire partagée que pourra solidement se construire notre avenir commun.


 

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