Pour une célébration de la mémoire de l’esclavage et de la mémoire de l’abolition

Depuis de nombreuses années, les sociétés de l’outre-mer veulent, comme le veulent les centaines de milliers de Guyanais, Antillais et Réunionnais établis en France métropolitaine, que cette commémoration ait une dimension nationale. La nation reconnaîtrait ainsi le rôle de cette histoire dans sa propre construction. Car, il faut le redire, cette histoire ne concerne pas seulement les descendants d’esclaves, ni strictement les territoires qui ont connu l’esclavage. Il faut de nouveau souligner que la liberté ne se pensa pas sans la servitude, que le citoyen, le libre se constituèrent contre l’esclave, que la métropole et la colonie n’étaient pas des territoires qui s’excluaient, mais qui se soutenaient l’un l’autre. Loin d’être anecdotique et marginale, l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage est centrale et doit être appréhendée dans toutes ses dimensions. Cette histoire ne concerne pas seulement ceux qui en furent soit les victimes, soit les bénéficiaires, mais tous les citoyens. Il ne s’agit pas cependant de faire de cette histoire la seule histoire qui nous détermine, mais de faire apparaître dans notre présent les traces vivantes de cette histoire et de revenir sur le passé de manière scientifique et rigoureuse. Il s’agit de comprendre comment, souvent de manière inconsciente, l’esclavage, son racisme, ses lois, ses représentations ont modelé les mentalités, les politiques, les pratiques afin de pouvoir les exposer et les déconstruire.

La traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions sont encore perçues comme des trous de mémoire, et ce malgré des livres, études et recherches menées depuis de nombreuses années, ainsi que malgré de multiples expositions. La faible connaissance de l’histoire a par ailleurs entraîné des phénomènes de mythes compensatoires et, dans certains cas, d’une « ethnicisation » de la mémoire. La loi du 21 mai 2001 est apparue comme un pas indéniable dans le sens d’une réparation historique, mais il s’agit aujourd’hui d’en concrétiser les attendus. C’est une fédération des énergies qu’il faut atteindre.

C’est à partir de ce constat que les membres du CPME sont parvenus à choisir une date de commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage pour la France métropolitaine. À leurs yeux, il y a un chantier national à mettre en œuvre. La loi du 21 mai 2001 fut historique et elle eut un retentissement international ; le décret instituant le CPME a donné à ce comité la tâche d’avancer des propositions ; il s’agit maintenant d’affirmer une volonté de traduire ces propositions en actes.

Conscient de l’ignorance, sinon de l’indifférence, d’une grande partie de la population métropolitaine française envers ce qui constitue pour les sociétés guadeloupéenne, guyanaise, martiniquaise et réunionnaise le fondement même de leur organisation sociale et culturelle - la mise en esclavage -, le Comité propose à Monsieur le Premier ministre de retenir une date qui puisse à la fois inscrire symboliquement cette histoire dans le calendrier national et contribuer à l’élaboration d’un récit partagé, en mettant en lumière les contributions créatrices des sociétés issues de l’esclavage. Le Comité a cherché aussi à donner une dimension européenne et internationale à cette date.

Pour le Comité, la date de commémoration annuelle pour la France métropolitaine de l’abolition de l’esclavage doit répondre à plusieurs objectifs : rappeler à la France qu’elle participa à la traite et à l’esclavage, inscrire symboliquement l’abolition de l’esclavage dans le calendrier officiel des célébrations nationales et inviter l’ensemble des citoyens de la République française à se pencher chaque année solennellement sur cette page douloureuse de son histoire, en favorisant à cette occasion la plus large diffusion d’un récit partagé.

À travers cette commémoration annuelle, le Comité souhaite que les contributions des Antillais, Réunionnais, Guyanais à la culture, à la pensée, à la création artistique et à la démocratie soient mises en valeur. Ainsi, cette date ne serait pas simplement rappel du passé, mais aussi célébration du présent. L’abolition de l’esclavage fut l’aboutissement de luttes longues et difficiles, et de sacrifices innombrables des esclaves. Il faudra faire entendre la voix de ces anonymes, de ces oubliés, de ces milliers d’esclaves, et les voix de celles et ceux qui aujourd’hui témoignent de la créativité des sociétés issues de l’esclavage. Dès 2006, le CPME souhaite que soit organisé un événement culturel d’envergure avec le soutien des ministères concernés.

La commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage participera au travail de réparation historique que le Comité s’est fixé. Elle devra être l’occasion d’un hommage rendu aux esclaves et à leurs contributions à la culture et à la pensée dans les écoles, les médias, les institutions culturelles, les plus hautes institutions de l’État, etc. Il est entendu que cette date ne se substitue pas aux dates commémoratives propres à chacun des départements d’outre-mer et à Mayotte [1].

En résumé, le choix du CPME devait éviter deux écueils :
- une date liée à l’histoire d’une seule région ;
- une date satisfaisant une communauté au détriment d’une autre.

Il devait aussi :
- souligner la volonté de lier la mémoire de l’esclavage et la mémoire de l’abolition ;
- faire consensus et permettre un travail pédagogique autour d’une date de portée nationale et citoyenne susceptible de revêtir une dimension européenne et internationale.

Le CPME a mené une consultation auprès des élus des quatre DOM (constitués des anciennes colonies esclavagistes) et de personnalités de ces sociétés qui ont démontré par leurs travaux leur connaissance de l’esclavage et de ses abolitions. Un courrier a aussi été envoyé aux associations ultramarines basées en France métropolitaine et aux associations dans les collectivités ultramarines ayant œuvré pour la mémoire de l’esclavage. Une rencontre a été organisée à Paris le 10 décembre 2004 avec les associations d’Île-de-France et deux rencontres ont été organisées en province, à Lyon et à Marseille, les 14 et 15 janvier 2005.

Nous avons organisé le 22 février 2005 des auditions avec les représentants d’institutions dont la mission comporte des aspects qui rejoignent certains des nôtres.
- M. Stéphane Martin, directeur général du musée du Quai Branly, nous apprend que le futur équipement comprendra une installation multimédia sur la traite et l’esclavage et que la direction souhaite organiser un espace de débats ouverts et pluriels.
- M. Ali Moussa Iye, chef de la section histoire et culture (« Route de l’esclave/Histoires »), division des politiques culturelles et du dialogue interculturel à l’Unesco, souligne les orientations de ce programme : briser le silence et mettre au jour les interactions culturelles produites par l’esclavage grâce à la promotion des expressions artistiques et spirituelles des descendants d’esclaves. M. Iye nous informe de la nouvelle orientation du programme : ouvrir sur les régions négligées, notamment l’océan Indien. Il souhaite que le CPME puisse jouer un rôle moteur en France dans la sensibilisation à la traite et à l’esclavage.
- Mme Christiane Taubira-Delanon, députée, à l’initiative de la loi de 2001, souligne l’importance de créer un consensus autour de la date de commémoration pour la France métropolitaine. Elle insiste sur la longue durée de la traite et de l’esclavage, qui ont couvert plusieurs siècles et plusieurs continents. La date devrait prendre en compte ce bouleversement considérable.
- Mme Myrvine Marcellin, présidente du Collectif Haïti de France, signale la place marginale de la Révolution haïtienne dans les manuels scolaires et le poids des clichés. Elle espère que les propositions du CPME permettront de modifier l’image d’Haïti dans l’opinion française.

Confronté à l’absence d’une mémoire partagée de l’esclavage et de son abolition, le CPME a considéré plusieurs possibilités :
- le 4 février (premier décret d’abolition de l’esclavage en 1794) ;
- le 27 avril (décret d’abolition de l’esclavage en 1848) ;
- le premier mardi de février a été également proposé en référence aux événements historiques de février 1794 et de février 1848 ;
- le 23 août (jour marquant le début de l’insurrection de Saint-Domingue et jour de commémoration internationale annuelle de la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage décrétée par l’ONU et l’Unesco) ;
- le 23 mai, en rappel de la date d’une manifestation en 1998 à Paris rassemblant des dizaines de milliers d’Antillais, de Guyanais, de Réunionnais et d’Africains ;
- le 10 mai, date du vote par la représentation nationale unanime de la loi du 21 mai 2001 instituant l’esclavage comme crime contre l’humanité.

Le 4 février 1794  : il nous est apparu qu’adopter cette date risquait de semer la confusion. Il aurait fallu chaque fois engager une longue explication sur le rétablissement de l’esclavage en 1802 (décret du 20 mai) par Napoléon Bonaparte et sur la nécessité d’un deuxième décret d’abolition. Les résistances au rétablissement de l’esclavage en 1802, notamment celle de Delgrès et de ses compagnons, risqueraient de tomber dans l’oubli. De plus, à la Martinique et dans les colonies françaises de l’océan Indien (île de France et île Bourbon), le décret ne fut pas appliqué.

Le 27 avril 1848 : ce choix, a priori « évident », s’est révélé problématique et source de fortes résistances dans les sociétés d’outre-mer et dans les associations outre-mer et en métropole. En effet, ce décret ne mit pas fin à des pratiques d’exploitation brutale et il maintint le statut colonial.
Nous ne souhaitions pas non plus que la date de commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage soit une nouvelle fois prétexte à une célébration unilatérale d’une France « bonne et généreuse » en donnant à la République tout le bénéfice de cet acte. Nous souhaitions rappeler que l’abolition de l’esclavage fut l’aboutissement de luttes et de résistances en Afrique, sur les bateaux négriers, dans les plantations, aux Amériques, dans les colonies esclavagistes anglaises, espagnoles, françaises, sans oublier l’impact de la Révolution haïtienne, tout autant que l’émergence d’un mouvement antiesclavagiste (lui-même d’origine et de finalité des plus diverses) en France et en Europe, et le développement d’un capitalisme libéral. Certes, ce décret a marqué une rupture : des femmes et des hommes asservis aux caprices des maîtres furent libérés de la servitude par la loi. Mais la promesse de liberté fut entachée dans chaque colonie par des mesures entravant la pleine accession des affranchis à leurs droits de citoyen à part entière.
Ainsi, il s’est avéré que la date du 27 avril souffrait d’une trop grande ambiguïté : à la fois date d’émancipation et de perpétuation d’un système colonialiste. De plus, aux Antilles, le culte ultérieur de Schoelcher, qui a transformé le grand abolitionniste en personnage paternaliste, a fini par occulter la portée émancipatrice de son action. En 1998, l’affiche « Tous nés en 1848 » diffusée à l’initiative du comité de commémoration a renforcé cette impression. Ce « Tous nés » donnait de la commémoration l’image d’une nation réconciliée autour d’une même date de naissance, dans une parfaite entente. Ce récit d’un mythe de fondation effaçait une histoire plus complexe et plus douloureuse. Le choix du 27 avril butait sur ces difficultés et ne pouvait jouer le rôle rassembleur que nous recherchions. La date du 27 avril ne pouvait satisfaire la mémoire de ces sociétés, mémoire de souffrances, de luttes et de résistances.

Le premier mardi de février  : en dépit de la légitimité historique des événements évoqués par cette proposition, le CPME a jugé que son efficacité pédagogique était contestable et qu’il fallait choisir une date fixe, inscrite au calendrier des commémorations.

Le 23 août a été écarté en raison du calendrier scolaire national.

Le 23 mai  : en 1998, à Paris, une manifestation eut lieu ce jour-là dont la portée symbolique est incontestable. Pour la première fois, entre la place de la République et la place de la Nation, deux lieux inscrits dans la mémoire nationale, des dizaines de milliers d’Antillais, Réunionnais, Guyanais et Africains célébrèrent la mémoire et l’héritage de l’esclavage.
Le CPME a cependant considéré que cette date, fortement associée au travail d’associations principalement antillaises, n’avait pas acquis une portée universelle.
Le 10 mai : ce jour-là, les élus de la République adoptèrent unanimement une loi de portée universelle. C’est un vote historique. Plusieurs arguments ont été retenus en faveur de cette date.

Portée citoyenne  : cette date permet à la communauté nationale de faire sienne la démarche qui a conduit à l’adoption de cette loi. C’est l’occasion de mettre en lumière le travail des descendants d’esclaves, de souligner les étapes de la lente prise de conscience qui, un siècle et demi plus tard, a permis la condamnation du crime et de marquer l’importance, pour la République française, d’assumer cet acte de reconnaissance. Dans les écoles, l’enseignant peut travailler à faire découvrir le passé pour atteindre une conscience universelle de l’esclavage. L’enfant est amené à comprendre le processus qui a conduit à l’adoption de cette loi.

Portée universelle  : cette loi s’appuie dans ses attendus sur l’émergence d’un nouveau droit autour de la notion de crime contre l’humanité. Cette notion est centrale. Elle permet de porter sur la traite négrière et l’esclavage un regard contemporain qui s’appuie sur une longue histoire du droit humanitaire. Elle ouvre ainsi une porte sur les mouvements de réappropriation de l’histoire de la traite et de l’esclavage autant dans les collectivités d’outre-mer et en France métropolitaine que sur les continents africain et américain et dans le monde asiatique. Elle permet de sortir cette commémoration de son confinement ultramarin.

La date du vote (10 mai 2001) a été préférée à celle de la promulgation de la loi (21 mai 2001) pour souligner l’importance du geste : ce sont les représentants du peuple qui, par leur vote, font les lois de la République. Le travail des commissions et les débats parlementaires témoignent de l’effort collectif pour trouver le terrain commun le plus juste. Ce qui est historique, c’est l’aboutissement d’une procédure législative, portée par un mouvement associatif important et, plus largement, par un débat mondial autour des droits inaliénables de la personne humaine. Ce que le vote du 10 mai démontre, c’est aussi la capacité du débat démocratique et citoyen à créer un espace de conciliation et de réparation. Finalement, avec ce vote, la France renoue avec une tradition humaniste, à laquelle se rattache celles et ceux qui combattent la servitude et cherchent à construire un monde plus juste.

La date du 10 mai offre plusieurs avantages :

- la prise en compte de la globalité du fait esclavagiste ;
- c’est l’aboutissement d’un mouvement et d’une réflexion large et internationale sur les effets de la traite et de l’esclavage. Elle permet plusieurs entrées dans la mémoire de l’esclavage : par le présent des discriminations raciales, par le présent d’une réflexion sur l’Afrique, par le lien fait avec les luttes des Africains-Américains, des Caribéens, des Brésiliens, des Africains pour une reconnaissance de cette première globalisation du monde opérée par la traite et l’esclavage.

Ainsi, en proposant de retenir le 10 mai comme jour consacré à la Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, ce n’est pas seulement une référence au passé qui nous a déterminés. En mettant ainsi l’accent sur nos réalités contemporaines, ce choix permet de mettre en valeur les contributions actuelles des sociétés issues de l’esclavage. C’est à partir du présent que nous nous tournons vers le passé pour imaginer un avenir plus juste.

[1] Il n’existe pas de date commune célébrant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, car le décret d’abolition de l’esclavage en 1848 fut appliqué à des dates différentes dans chacune des colonies. En 1983, les dates suivantes furent choisies : le 22 mai à la Martinique, le 27 mai à la Guadeloupe, le 10 août à la Guyane, le 20 décembre à la Réunion, le 27 avril à Mayotte.


 

Suivez l'actualité du CNMHE
sur Facebook et Twitter

CONTACT

Président :
Frédéric REGENT

Assistante de direction
Chargée de communication:
Magalie LIMIER

CNMHE
Ministère des Outre-Mer
27 rue Oudinot 75007 PARIS

Mail : sec-cnmhe@outre-mer.gouv.fr

LIENS

Autres liens...

Accueil du site | Crédits