Mémoire et histoire du crime

La traite d’êtres humains est ancienne, elle resurgit tout au long de l’histoire de l’humanité ; elle n’est évidemment pas linéaire, elle obéit à plusieurs logiques et besoins, elle s’affaiblit et se renforce au gré des besoins en main-d’œuvre captive. Elle suppose l’existence de réseaux d’approvisionnement relativement organisés et stables, d’une logistique et d’un discours légitimant la traite aux yeux des chasseurs d’hommes, des marchands et des acheteurs. Le trafic d’êtres humains reste un problème complexe qu’une approche seulement morale ne peut saisir. Pour comprendre comment la traite négrière a pu se développer avec l’adhésion, consciente ou inconsciente, la participation, passive ou active, de larges parts de la population, de juristes, de philosophes, d’écrivains, d’artistes, il convient de reconstituer les logiques et les systèmes pour mieux les comprendre et non les juger. Ainsi, la traite négrière serait appréhendée dans ses dimensions mondiales - culturelle, économique, iconographique, sociale. Elle ne serait plus espace de l’indicible et de l’irreprésentable, elle serait restituée dans l’épaisseur de ses significations.

L’étude de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions exige donc une approche pluridisciplinaire croisant les aspects économiques et financiers, mais aussi moraux, idéologiques et culturels d’un ensemble de phénomènes qui a mis en relation trois continents pendant plusieurs siècles. Il ne suffit pas de demander à qui profite le crime, mais de comprendre les complicités et les responsabilités. Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, a posé la question : si crime il y eut, par qui fut-il commis ? La réponse qu’il propose est que, sans la collaboration et la participation active des rois et des chefs africains, la traite des esclaves n’aurait pu être alimentée. L’organisation de la traite négrière et de l’esclavage demandait une organisation, des relais, des savoir-faire. Mais cela ne diminue en rien la responsabilité des puissances européennes, poursuit Soyinka, qui, par leur avidité pour une main-d’œuvre asservie, ont donné à la traite une nouvelle dimension. Elles ont codifié ce système et lui ont donné une dimension mondiale, alors qu’en même temps elles développaient une philosophie des droits de l’individu et affirmaient le droit naturel de l’être humain à la liberté et à l’égalité. La France, pays des Droits de l’homme, poursuivait dans ses colonies une politique d’exception. Elle justifiait l’asservissement d’êtres humains et, par le Code Noir, édictait une loi à part pour ces êtres à part. Elle a essentialisé la condition non humaine de l’esclave, cela fait la différence. C’est pour cela que la France doit se pencher sur cette histoire, qui est son histoire.

Malgré l’entreprise de déshumanisation que constituent la traite et l’esclavage, les sociétés esclavagistes ont témoigné d’une aspiration indomptable à la liberté. La Révolution haïtienne, la révolte de Delgrès de 1802 en Guadeloupe et son appel à l’émancipation universelle, les villages de marrons à la Réunion et en Guyane, les révoltes d’esclaves dans toutes les sociétés esclavagistes en sont autant d’exemples. La capacité des esclaves à échapper aux caprices des maîtres, à maintenir des pratiques culturelles et cultuelles, à sauvegarder des espaces échappant au regard et au contrôle du maître, à créer une langue et une esthétique vernaculaires est indubitablement le signe de leur humanité dans un monde qui cherchait à la leur dénier.

La traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions ne sont pourtant toujours pas, aujourd’hui, érigés en lieux de mémoire [1]. Comment expliquer cette position marginale ? Comment expliquer que cette histoire reste à l’écart des grandes questions abordées à l’université ? Livres, colloques, thèses, qui se comptent aujourd’hui par centaines, n’ont pas réussi à réduire cet écart entre recherche historique savante et histoire enseignée, entre histoire et mémoire nationale. Les raisons de cette marginalisation sont multiples. L’étude de la traite et de l’esclavage appartient au champ spécialisé de l’histoire coloniale, qui n’a jamais été élevée au rang des savoirs académiques prestigieux. Les historiens du colonial ont eux-mêmes contribué à cette marginalisation, à cette exclusion de leur discipline en ne s’ouvrant pas aux problématiques récentes, en n’entamant pas une transformation culturelle. Ainsi, peu ou pas de travaux d’histoire culturelle, d’histoire des femmes, d’histoire des diasporas, dans des formes engendrées par l’histoire de la traite et de l’esclavage, d’histoire des représentations, et une problématique encore trop marquée par la problématique abolitionniste. Jusqu’à une époque récente, voire encore aujourd’hui, cette histoire coloniale a produit avant tout des travaux tendant à minorer l’importance des croisements entre ici et là-bas. Or, ce que montre le cas des anciennes colonies esclavagistes devenues départements et régions françaises au XXe siècle, c’est bien une histoire de la citoyenneté, de l’égalité politique affectée, transformée par l’esclavage et le colonialisme, une histoire croisée entre France métropolitaine et colonies, entre les colonies et leur région géographique et culturelle, croisements dont les traces négatives et positives sont encore lisibles aujourd’hui.

Le phénomène esclavagiste s’est longtemps trouvé circonscrit à l’histoire de la monarchie, à l’histoire de la colonisation pré-révolutionnaire, et par là même s’est trouvé rejeté dans les marges de la modernité. Or, la traite négrière et l’esclavage constituent un aspect important de l’héritage éthique et intellectuel de l’Europe. Que révèle sur la société française et sur les sociétés créoles l’expérience fondamentale que fut l’esclavagisme ? Comment analyser tout l’appareil mis en place pour gérer ce système ? N’importe-t-il pas d’analyser le discours culturel et visuel sur la traite, l’esclavage et leurs abolitions ? Lorsque ces questions ne sont pas travaillées, le passé devient l’enjeu de polémiques à l’occasion de dévoilements d’événements traumatiques. Or, quand le passé se manifeste au cœur du présent, il faut pouvoir en restituer la trame dans son épaisseur et sa complexité. Pas de jugement moraliste, mais pas non plus d’indulgence où responsabilité morale et politique se délite dans un « à chacun sa vérité » .

La traite négrière et l’esclavage organisés par les puissances européennes ont bouleversé le monde et ont eu des conséquences dans l’univers philosophique, politique, juridique, commercial, culturel. Ils ont mis en place une première mondialisation, mettant en relation des continents, villes du monde atlantique et indiaocéanique, des systèmes économiques, des États et des royaumes. La controverse sur les chiffres de la traite dans l’océan Atlantique et l’océan Indien et sur la complicité des Africains dans ce trafic cherche à masquer la question centrale : pendant des siècles, la France et des puissances européennes ont organisé le commerce d’êtres humains. Sans renvoyer dos-à-dos les dénonciateurs et les négateurs de l’étendue du crime et des compensations envisageables, il faut souligner quelles difficultés récurrentes posent l’esclavagisme et son abolition aux mondes européen, africain, arabe, aux diasporas africaines et aux communautés créoles. C’est dire l’important travail de pédagogie et de socialisation de l’histoire qu’il faut entreprendre.

L’histoire de la traite négrière et de l’esclavage reste mal connue, mais, surtout, elle reste dominée par la force des poncifs, des raccourcis dont le but est de frapper l’imagination. Il est à la fois facile de dire en quoi consiste le crime et difficile de mener l’accusation en termes simples. La scène du tribunal est alors souvent évoquée : ici les accusés, là les victimes. Mais il faut aussi convoquer à la barre nombre de complices qui sont proches, sinon intimes, des accusés comme des victimes. Les repères se brouillent et la difficulté de jouer le procureur entraîne une volonté de simplifications et d’anathèmes pour cacher la complexité des faits. C’est aussi que la scène du tribunal se prête mal au travail d’histoire. À travers la condamnation de la traite négrière et de l’esclavage, il faut faire œuvre pédagogique, c’est-à-dire réussir à déclencher une réflexion sur les conditions qui produisent la servitude, sur la nécessaire action pour préserver les droits fondamentaux de la personne humaine. Nul ne doit être asservi, telle devrait être la conclusion, mais chacun doit être conscient que ce travail pédagogique est toujours à faire et refaire.

[1] À titre d’exemple, aucun article n’est consacré à l’esclavage ou à la question coloniale dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, 5 vol., Paris, Éditions Gallimard, 1986.


 

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