Mémoire de l’esclavage et mémoire de l’abolition de l’esclavage

La mémoire de l’esclavage et celle de l’abolition n’entretiennent pas entre elles une relation harmonieuse, pas plus qu’avec la mémoire nationale française. La question de la traite et de l’esclavage continue de susciter une réticence, une gêne. Rares sont les Français qui savent que, pendant près de quatre siècles, leur pays fut une grande puissance esclavagiste, que des vaisseaux battant pavillon français participèrent à la déportation de millions d’Africains, que la plantation ne fut pas une particularité de l’économie américaine, que le Code Noir - qui définit l’être humain asservi comme un simple « meuble » - fut une création du droit français, qu’il fallut deux abolitions (1794 et 1848) pour mettre fin à ce système, et, enfin, que leur nation compte en son sein, aujourd’hui même, des descendants d’esclaves. À l’histoire d’un peuple qui s’est présenté au monde, depuis 1789, comme celui qui a proclamé l’inviolabilité des Droits de l’homme, il n’est pas facile d’associer l’histoire d’une servitude organisée.

L’abolition de l’esclavage est donc présentée comme un événement dont la République peut légitimement s’enorgueillir. Mais la célébration de l’abolition a jusqu’ici voulu faire oublier la longue histoire de la traite et de l’esclavage pour insister sur l’action de certains républicains et marginaliser les résistances en France et chez les colons à l’abolition de ce commerce et de ce système. Il s’est ensuivi une opposition toujours actuelle des deux mémoires : mémoire de l’esclavage et mémoire de l’abolition - la première associée aux sociétés issues de l’esclavage, la seconde généralement à la France métropolitaine. Conscients de cette opposition, les membres du CPME ont cherché à créer un terrain de rencontre où la mémoire de l’esclavage et la mémoire de l’abolition puissent dialoguer de manière fructueuse et dans un esprit citoyen. C’est sur ce terrain qu’une mémoire partagée pourra se construire et qu’un travail historique pourra se développer.

Les sociétés nées de l’esclavage et du colonialisme contre lesquels elles ont lutté restent marquées par cet héritage, qui se traduit :

- d’une part, par un héritage d’inégalités, de racisme, de dévalorisation du « Noir » ayant servi à légitimer son statut d’esclave, et par l’héritage d’un sentiment de honte attaché à ce passé d’infamie ;

- d’autre part, par la création de sociétés qui sont dès leur naissance multiculturelles, multiethniques et plurireligieuses. Situées dans des zones de contact culturel et humain diversifiées (la zone Caraïbe et l’océan Indien), elles sont demeurées des terres d’immigration.

Elles devraient donc par ce double héritage offrir un terrain fertile à la réflexion sur les rapports entre République et colonies, sur l’histoire de la citoyenneté, de l’accès à la liberté et à l’égalité, de la diversité culturelle et de la démocratie. Or, elles n’occupent qu’une place très marginale dans la réflexion politique, philosophique, historique et sociologique. Si des recherches ont été entreprises sur la sociologie, l’ethnologie et la psychologie des sociétés dites créoles, peu d’études ont analysé l’impact de la traite négrière, de l’esclavage et de ses abolitions sur la constitution de l’identité nationale et la construction de la nation.

Il existe des mémoires de l’esclavage : les mémoires des populations de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de Mayotte et de la Réunion, et les mémoires des populations des pays d’où sont venus les esclaves qui ont peuplé les colonies françaises, Madagascar, les Comores, les pays d’Afrique - mais existent aussi les mémoires des villes négrières, des marchands d’esclaves, des négriers, des maîtres, des royaumes guerriers dont la richesse provenait de la chasse aux êtres humains et de leur vente.

La mémoire est matrice de l’histoire, mais l’opération historique exige que les mémoires soient abordées de manière apaisée. Le travail historique met au jour les croisements de regards et d’interprétations, les conditions de production de savoirs qui entraînent l’adhésion des individus et des groupes à des trafics, des commerces qui transforment les êtres humains en « choses », en « objets », en « meubles ». Aucune histoire de l’esclavage ne peut s’écrire aujourd’hui sans tenir compte des mémoires différenciées de l’esclavage. Ce n’est qu’en s’appuyant sur cette multiplicité des mémoires qu’il sera possible de créer une mémoire partagée et de construire une histoire commune. La mémoire de l’esclavage qui donne son titre à notre Comité serait alors la promesse de cette mémoire partagée à venir, elle-même produisant ce que le philosophe Paul Ricœur a appelé un « récit partagé ».

Mais comment réunir les conditions de création de ce récit partagé ? Les témoins ont disparu et n’ont laissé aucun témoignage direct. Les mémoires se sont ensuite construites de manière plurielle, mais aussi fragmentaire, et parfois instrumentalisée. Si les questions sont connues, les réponses sont complexes et souvent soupçonnées de vouloir diluer le crime, de le banaliser ou sont sommées, à l’opposé, de servir une « cause ».


 

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