Lettre de Christiane Taubira, 9 mai 2005

Christiane TAUBIRA

Députée de Guyane

A tous et à chacun

Ici et sur l’autre rive Ce 9 mai 2005

N/Réf. : CT/MM-5567

Objet : Date de célébration des mémoires de l’esclavage

Très chers Amis,

Au regard des nombreux courriers et messages que vous m’avez adressés, je vois et j’entends enfler une querelle qui n’a pas lieu d’être. La confusion semble se répandre, troublant bon nombre d’entre vous. Quoique je le regrette profondément, je me trouve dans l’obligation morale de vous soumettre, à défaut de réponse à vos questions, les éléments qui fondent mon point de vue sur le débat en cours.

Ce débat prend l’allure d’une dispute et c’est le pire qui puisse nous arriver en ce moment. La loi 2001-434 (couramment appelée loi Taubira-Delannon) a instauré un Comité de personnalités qualifiées (le CPME) chargé de faire des propositions relatives à divers aspects de son application. En deuxième lecture à l’Assemblée Nationale, nous avions adopté un amendement réservant au sein de ce Comité un collège pour les associations. Elles représentent ainsi un tiers du Comité. Le CPME a remis son rapport au Premier ministre le 12 avril écoulé. Il y propose, entre autres dispositions, que la date du 10 mai correspondant à l’adoption définitive de la loi, soit retenue pour célébrer les mémoires de l’esclavage et de leurs abolitions. Le rapport contient par ailleurs de nombreuses propositions concernant la modification des programmes et manuels scolaires, telle que le prévoit l’article deux de la loi. En l’occurrence, la date de célébration fait l’objet de vives discussions qui, malheureusement, prennent parfois une tournure d’affrontement.

Je vais vous exposer, un peu longuement par souci de précision, mais sans fioriture, mon avis sur la question. En septembre 2004, répondant par écrit au CPME qui procédait à des consultations, j’ai exprimé mon opposition de principe à la date du 27 avril. Ayant constaté que les Autorités françaises, toutes sensibilités politiques confondues, entretenaient avec l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage un rapport exclusivement basé sur l’abolition, j’ai considéré qu’il ne fallait pas conforter ce lien, à un moment où nous avions créé les conditions pour avoir notre mot à dire. En conséquence, et malgré l’immense mérite de Victor Schoelcher rédacteur du décret d’abolition du 27 avril 1848, je souhaite rompre avec ce rapport qui glorifie un acte de la deuxième République française et ignore aussi bien l’horreur d’un système d’une extrême violence à laquelle la France a participé en occupant la deuxième place des puissances négrières, que la part déterminante des luttes, insurrections et résistances

de toutes formes dans la destruction de l’économie esclavagiste. Hormis cette opposition de principe, argumentée, j’indiquais que je n’avais aucune préférence de date et je suggérais simplement une méthode transversale de réflexion. N’étant pas membre du Comité, je n’ai eu et n’ai aucune connaissance directe de ses travaux internes. J’ai été auditionnée par le Comité en mars 2005. J’ai, en substance, répété mon opposition de principe à la date du 27 avril, rappelé que je n’avais aucune préférence et insisté pour que le Comité examine le bien-fondé de la date du 23 mai. A aucun moment, je n’ai sous-estimé la difficulté de trouver une date qui satisfasse tout le monde, pour témoigner de cette histoire complexe et plurielle qui a englobé trois continents, s’est étendue sur quatre siècles et demi et fut émaillée de tant d’évènements majeurs. J’en ai conclu que le plus important résidait dans la signification de la date qui serait choisie et le contenu des célébrations à venir.

Je continue à penser que la date du 23 mai porte en elle une légitimité. Sans pour autant induire plus de consensus qu’une autre. Je sais bien que le plus grand obstacle demeure cet impossible consensus. Certains d’entre vous m’ont fait part de leur préférence pour d’autres dates, telles que le 8 janvier (évènement religieux), le 27 avril (décret Schoelcher), le 18 mai (adoption du drapeau de la République d’Haïti, première colonie libre), le 21 mai (date de promulgation de la loi), le 22 mai (insurrection à la Martinique), le 25 mai (sacrifice d’Ignace), le 28 mai (sacrifice de Delgrès), le 23 août (insurrection de Saint-Domingue-Haïti) en indiquant qu’en dépit de cette préférence, vous vous ralliez à la date proposée par le Comité. Le mois de mai est un mois qui nous est prolifique, même si nous savons que souvent, les évènements qui ont abouti en mai ont commencé en février.

La date du 10 mai ne me semble pas aberrante, si l’on entend l’argumentation du Comité sur son souci de retenir une date contemporaine plutôt qu’une date du passé, et de prendre en considération la dimension universelle de la définition du « crime contre l’humanité ». Si l’on consent à voir dans l’adoption de la loi l’aboutissement de luttes (même lorsqu’elles ne furent pas articulées entre elles) et l’expression de la parole solennelle de la République française, cette date se trouve à la croisée de la mobilisation civile et d’un acte institutionnel.

Dès lors que, même sans nous procurer la plus grande satisfaction, cette date n’écorche rien de ce qui nous est cher et ne nous renvoie pas, une fois de plus, dans les coulisses passives d’une Histoire qui se ferait pour nous sans nous, je donne acte au Comité de cette proposition et n’y trouve plus rien à redire. Il y a un temps pour le débat, un temps pour la décision, un temps pour l’action.

Est-ce à dire que la date du 23 mai en serait invalidée ? La Martinique continuera à célébrer cette mémoire le 22 mai en hommage à sa grande insurrection, la Guadeloupe le 27 mai pour les mêmes raisons, la Réunion le 20 décembre et la Guyane le 10 juin, dates de la mise en application du décret d’abolition. Ces dates sont protégées par la loi de 2001. Il n’est pas inconcevable que le 23 mai soit en France une date de mobilisation.

L’essentiel est qu’il existe une date officielle à laquelle le Gouvernement, quel qu’il soit, contraint par la loi, invite la Nation française à se souvenir de cette longue période abominable, à s’incliner devant la mémoire de ses victimes et de ses héros, à mobiliser ce jour-là toutes les institutions de la République, qu’il s’agisse des ministères, des universités, des établissements scolaires, des bibliothèques et musées, des centres de recherche, des structures d’art vivant, des logistiques multiples qu’il lui est possible d’actionner. A charge pour nous d’ajouter à cette célébration officielle une dimension populaire, culturelle, artistique, festive ou même spirituelle, de le faire le même jour ou de choisir une autre date pour le faire. La date officielle n’étanche aucune liberté d’initiative. Mais elle donne injonction à la Nation de se souvenir et d’agir. Et c’est le CPME, structure institutionnelle, qui devra faire des propositions de contenu afin de fournir substance et consistance à cette date officielle. C’est ainsi que fonctionne une démocratie. Il reviendra à ce CPME d’entendre et d’harmoniser les offres d’action émanant d’associations. Il sera temps alors de faire son procès, s’il s’avérait incapable d’accomplir sa mission. Il devra être la caisse de résonance du dynamisme et de l’imagination des associations et personnalités (Universitaires, Artistes…) qu’il lui faudra consulter. Nous devrons nous donner les moyens d’exercer à son égard la plus ferme vigilance et dénoncer ses insuffisances éventuelles. Mais c’est au CPME que la loi octroie cette responsabilité, donc cette force face au Gouvernement. Il convient de ne pas le fragiliser. Car, même si nous parvenions à mettre en place un vrai pouvoir économique, à le mobiliser de façon constante et durable en rassemblant d’année en année les moyens, à même hauteur que les pouvoirs publics, pour donner à cette célébration l’épaisseur qu’il convient, nos actions, fussent-elles hautement civiques, demeureraient d’initiative privée. Elles ne s’imposeraient pas à la Nation, dont les institutions ont montré plusieurs fois leurs profondes réticences. L’enjeu n’est pas seulement de remporter une victoire symbolique. Il est d’inscrire dans la conscience collective française la légitimité de notre présence au monde, sur nos territoires et sur le territoire français, de notre part dans l’identité nationale, de notre appartenance à la communauté nationale, de notre exigence de la plus stricte égalité des droits et des chances. Sont en cause nos enfants dont l’univers familial et culturel est nié dans un grand silence scolaire, et par conséquent leur existence disqualifiée. Sont en cause nos adolescents suspectés de ne pas être d’ici, car avec ou sans passeport européen c’est, comme ceux qui viennent d’autres parties de l’ancien empire colonial français, sur leur apparence physique qu’ils sont soumis aux contrôles, aux humiliations, aux coups, aux abus de toutes sortes comme l’ont rappelé récemment quelques évènements dramatiques. Sont en cause nos artistes en toutes disciplines dont le talent, monumental, est relégué aux circonstances qu’ils sont obligés de créer eux-mêmes à force d’obstination et d’autosubsistance. Que vaut la maîtrise de tant de métiers du spectacle par un immense comédien comme Greg Germain ? Que vaut la ténacité d’Euzhan Palcy, astreinte finalement à exercer aux Etats-Unis, tandis que les années s’écoulent inexorablement ? Que vaut la puissance qui émane de Jacques Martial si les occasions lui sont si rarement offertes de donner sa mesure et de l’amplifier ? Que vaut le génie musical d’Alain Jean-Marie, la profusion créatrice de Mario Canonge, la ferveur lyrique de Joby Bernabé, l’extraordinaire habileté d’Henri Guédon, quand nous devons recevoir si rarement et si parcimonieusement un peu du bonheur qu’ils fabriquent ? Que valent l’excellence de Firmine Richard, la virtuosité d’Eric Bonheur et de Romain, la douceur enveloppante de Sylviane Cedia, la flûte enchantée de Max Scylla et l’éclat vocal de Josy Mass, la persévérance mélodieuse d’Emmanuel Lucenay, la luxuriance du verbe de Marijosé Alie, la poésie de Chris Combette, la mélancolie d’Edith Lefel, l’ardeur de Kali, la fertile fantaisie de Xavier Orville, la clairvoyance philosophique d’Yves Leborgne, le panache et le courage de Félix Eboué, la force morale de Mortenol, l’inépuisable énergie des bénévoles irréductibles comme Luc Saint-Eloy et d’autres militants culturels ? Que vaut ce foisonnement de prouesses si leurs exemples relèvent de l’exception alors que nous avons tant besoin de modèles ? Et ce n’est là qu’une petite poignée de ceux qui ont ou auraient réussi leur vie dans ces métiers et ces engagements choisis. A quel prix ! Avec quelles privations, quelles pesanteurs et quelles inerties contre leur créativité et leur épanouissement ! Quel chemin s’ouvre pour nos artistes en fleur et pour ceux qui bourgeonnent déjà ? Comme leurs aînés, seront-ils condamnés à être magnifiques et sacrifiés ? Alors qu’il nous faut changer d’échelle et passer de l’exploit individuel au succès collectif. Je ne veux pas avoir à m’infliger les reproches que le poète se faisait à lui-même : « de n’avoir rien fait, détruit, bâti, osé pour l’évasion organisée en masse de l’infériorité, c’est en vain que je cherche le creux d’une épaule où cacher mon visage, ma honte de la réalité » (1).

Que reste-t-il des voies royales ouvertes par nos illustres aînés qui surent imposer leur cri et leur superbe à un monde abasourdi de découvrir notre contribution aux civilisations d’avant et à celles d’après ? Nos enfants auront à parcourir le même chemin si nous n’avançons pas.

Voilà pourquoi je pense que la priorité est dans la durée. J’ai, pour ma part, fidèlement accompli le rituel du 23 mai. Ceux qui, chaque année s’y retrouvaient, le savent. Nous étions de moins en moins nombreux. Cela n’enlève rien à la force de l’évènement fondateur en 1998. Mais cela nous renseigne sur nous-mêmes. D’avoir donné prise à un essentialisme privilégiant l’origine des uns et des autres pour en faire des facteurs de division plutôt que la polysémie du mouvement, nous avons dispersé nos forces au lieu de les multiplier. Et nos enfants ont continué d’être exposés aux mêmes violences symboliques ou réelles parce que, pour ceux qui nous réduisent à leurs préjugés, nos enfants se ressemblent et méritent le même traitement de méfiance et de rejet, qu’ils viennent des Amériques, de l’Océan indien ou d’Afrique. D’avoir répété à l’envi que la loi de 2001 était sans contenu, nous avons fourni au gouvernement une ambiance propice aux manoeuvres dilatoires sur son application. C’est ainsi que, malgré le concours René Cassin en 2001-2002 (2), la mise en place d’un premier CPME en 2002 et la rencontre avec les cinq principaux éditeurs de manuels scolaires, l’attribution de deux bourses de recherche en mars 2002, il fallut attendre deux ans avant que soit remis en place le CPME, avec moins de moyens que précédemment. Et les bourses, qui encourageaient la recherche en amont furent transformées en un prix, en aval, dont l’effet stimulant sera bien moindre. Quatre ans pour que l’article quatre conduise au premier rapport du CPME avec des propositions sur la date nationale et sur les programmes scolaires. Pourtant, une fois la dynamique lancée, il apparaît bien que nous disposons avec cette loi d’un instrument dont la force ou la faiblesse dépend de l’usage que nous voudrons en faire. Car, c’est l’article cinq qui a pu rendre Max Gallo inquiet et l’inciter à effectuer un revirement magistral après des propos équivoques sur la nature de ce crime contre l’humanité. C’est aussi en prenant appui sur la loi que le Tribunal de Paris a pu statuer sur une vente aux enchères. C’est également la loi qui par son article trois, contraindra tôt ou tard le gouvernement français à se rapprocher des pays du Conseil de l’Europe et de l’ONU pour une reconnaissance universelle du crime et un engagement à célébrer à l’unisson la mémoire des victimes de la traite négrière et de l’esclavage.

En nous querellant aujourd’hui, nous armons tous ceux qui veulent différer ou contester ces acquis. Et nous aurions tort de sous estimer le test auquel se livre le gouvernement en décidant de réserver sa réponse au rapport du CPME. Comme nous serions coupables de ne pas prendre au sérieux les coups de boutoir déjà lancés contre la loi de 2001 par les défenseurs de la loi du 23 février 2005 qui recommande l’enseignement du « rôle positif de la France » dans la colonisation. Et nous serions fautifs de manquer d’attention aux intentions des auteurs d’ouvrages relativistes qui visent à minimiser l’impact de la traite européenne. Quelle triste ironie si, grâce à l’article deux maintenu de haute lutte durant les débats parlementaires, des thèses folkloriques, exotiques ou révisionnistes pénétraient les écoles parce que nous sommes plus occupés à nous pourfendre qu’à participer à la production de livres scolaires.

Cette loi n’est pas parfaite. Ayant rédigé le texte originel, j’éprouve plus que tout autre ce que furent ses mutilations. Mais il n’y a pas de place ici pour mes nostalgies. Il ne peut être question ici que de nos responsabilités face à notre mission. Fanon nous enseignait que « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir » (3). Et il sera bien lourd d’assumer, en contestant le CPME, la responsabilité de rendre vulnérable la structure investie du rôle d’Exécuteur légal. Nos aversions et nos sympathies personnelles envers les uns et les autres n’ont rien à faire ici.

Nous n’existerons pas les uns contre les autres, mais tous ensemble. Je ne perçois que des prémisses de dégâts dans les stratégies de la terre brûlée. Je n’y vois que la promesse d’une défaite collective. Je souhaite que nous soyons nombreux, à toutes les places, à démontrer que ceux d’entre nous qui brillent déjà ne sont pas des exceptions mais le reflet de nos capacités collectives. Je nous voudrais multiples à rayonner dans les sciences, les arts, les lettres, les techniques, les professions libérales, la politique, la haute administration, l’artisanat et que sais-je encore. C’est à ce prix que nous obtiendrons non pas des situations de prestige, fussent-elles méritées, mais la garantie de préserver les plus vulnérables et de nous assurer que chacun des nôtres aura la chance de devenir le meilleur de ce qu’il est capable d’être.

Si nous avions su faire masse pour exiger l’application de la loi dès l’année 2001, nous aurions sans doute été en mesure d’obtenir que ce jour de célébration soit férié et chômé. La conjoncture actuelle autour de la suppression du lundi de Pentecôte a considérablement réduit nos chances. Nous devrions exiger au moins que ce jour soit déclaré férié, même s’il est travaillé. Et nous aurons à batailler pour faire en sorte que des actions émanant des communautés scientifiques, universitaires, scolaires, culturelles, artistiques, associatives, visant l’ensemble de la Nation, et se déployant progressivement dans les autres pays grâce à des partenaires engagés, installent cette Histoire et ses conséquences de toute nature dans la conscience des peuples et des Etats, en ce qu’elle est : une part significative, douloureuse et féconde de l’Histoire de l’Humanité et l’acte de maturation du monde moderne.

Je suis prête à me joindre cette année encore aux manifestations du 23 mai. A l’unique mais incontournable condition qu’elles ne soient pas l’expression d’une confrontation et d’une remise en cause du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage.

Quand donc cesserons-nous d’être « cette étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas : habile à découvrir le point de désencastration, de fuite, d’esquive. Cette foule qui ne sait pas faire foule » ? (4)

Ch. TAUBIRA

N.B. – Le rapport du Comité est disponible sur Internet. Par le moteur de recherche Google, cliquer sur CPME. Le téléchargement est possible.

(1) Léon-Gontran Damas in Pigments éditions Présence Africaine

(2) Le concours René Cassin est le plus prestigieux concours sur les droits de l’homme. Il est organisé par le ministère de l’Education Nationale et concerne tous les collèges et lycées en France et outre-mer et tous les collèges et lycées français à l’étranger. Par application de l’article 2 de la loi de 2001, il eut pour thème en 2001-2002, « L’esclavage d’hier et d’aujourd’hui ».

(3) Frantz Fanon in Les Damnés de la terre éditions La Découverte

(4) Aimé Césaire in Cahier d’un retour au pays natal éditions Présence Africaine


 

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