Lettre au Premier ministre

Monsieur le Premier ministre,

J’ai l’honneur de vous faire parvenir le rapport 2007 du comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME). Un des articles de la loi du 21 mai 2001 demandait que soit créé pour cinq ans un comité de personnalités compétentes qui mènerait à bien une mission de propositions tendant à faire connaître la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions auprès de la nation française.

Dès son installation par Madame Girardin, ministre de l’outre-mer, en janvier 2004, le comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME) s’est efforcé de remplir la mission qui lui avait été confiée : proposer une date de commémoration nationale, des mesures pour mieux faire connaître l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage, encourager la recherche, proposer des actions dans les domaines de l’éducation et de la culture. Au début de l’année 2009, la mission de ce CPME dans sa forme actuelle prendra fin. Aussi, ses membres s’efforcent-ils dans ce document de dresser un bilan de ses actions et, au vu des avancées et des obstacles, de suggérer une pérennisation du travail de vigilance et d’alerte sur des régressions possibles et de suivi des propositions faites. Les avancées de ce travail sur les mémoires et l’histoire partagée de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions sont encore trop fragiles pour que cette vigilance et ce suivi ne soient plus nécessaires. Nous avons toujours insisté sur la dimension nationale de ces événements tragiques aux héritages complexes et pluriels.

Le rapport remis en avril 2005 à Monsieur le Premier Ministre, Jean-Pierre Raffarin, faisait l’état des lieux dans les domaines de la recherche et de l’éducation, avançait des propositions dont l’objectif est de construire une mémoire et une histoire partagées. Ce rapport reste pour nous un document de référence qui pose les grandes lignes d’un programme de mise en œuvre de la loi de 2001 pour que les contributions des Antillais, Réunionnais, Guyanais à la culture, à la pensée, à la création artistique et à la démocratie soient mises en valeur. Le 30 janvier 2006, le Président de la République, Jacques Chirac, reprenait toutes les propositions du CPME : la date du 10 mai comme journée de commémoration nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ; encourager la recherche ; développer des programmes dans l’éducation nationale. Une mission fut confiée à M. Edouard Glissant pour préfigurer le Centre de mémoire et de recherche sur la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions. Le 10 mai 2007, un monument était inauguré dans les Jardins du Luxembourg en présence de MM. Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, président élu.

Nos rapports annuels montrent combien ces actions ont rencontré une demande et un besoin de revenir sur cette histoire pour mettre en lumière ses complexités et la partager. Un laboratoire de recherche s’est créé au CNRS, plusieurs Académies ont développé des programmes éducatifs, des monuments ont été construits. Cette histoire, qui est l’histoire de la France, s’inscrit dans la longue histoire des combats pour la liberté, l’égalité et la citoyenneté. Au moment où les manipulations des mémoires peuvent faire craindre des dérives qui menaceraient ce vivre ensemble, il est nécessaire d’affirmer un besoin de rigueur dans la recherche d’une mémoire et d’une histoire partagée.

La France est le premier Etat et demeure le seul qui à ce jour ait déclaré la traite négrière et l’esclavage « crime contre l’humanité », elle est également le seul Etat à avoir décrété une journée nationale de commémoration. Il est donc important de poursuivre ce travail de remémoration et d’explication d’une longue histoire (près de quatre siècles) dont les héritages font aujourd’hui partie de notre monde, héritages complexes et pluriels, mémoires de la souffrance mais aussi ces cultures créoles qui enrichissent le patrimoine culturel mondial.

Le CPME se réjouit de l’ampleur et de la diversité des manifestations organisées le 10 mai 2007 et autour de cette journée à l’occasion de la seconde commémoration nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions.

Des ministères aux universités, des collectivités locales aux associations, des musées aux organisations professionnelles, des comités d’entreprise aux écoles, dans les médias, sur internet, de nombreuses initiatives ont témoigné de leur adhésion à la volonté de donner à cette histoire une dimension nationale. Des acteurs de la mémoire, pionniers en 2006, ont renouvelé l’opération, d’autres les ont rejoints.

On aurait pu craindre que cette seconde édition, qui se situait au lendemain de l’élection présidentielle, passe inaperçue. Il n’en a rien été. Tout d’abord parce que les deux présidents de la République, l’un sortant, l’autre nouvellement élu, se sont retrouvés ensemble au jardin du Luxembourg pour l’inauguration officielle du premier monument national à la mémoire de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Ensuite, parce qu’une mobilisation forte a permis la tenue de manifestations préparées sur le long terme, durant douze mois. Des associations ont modifié leur calendrier pour déplacer au 10 mai leurs événements habituels, d’autres ont bénéficié du temps nécessaire pour en concevoir de nouveaux.

L’édition 2007, en outre, a été marquée par la diffusion, à une heure de grande écoute, sur la chaîne publique France 3, d’une série de cinq épisodes, Tropiques Amers de Jean-Claude Barny, qui a connu un franc succès. Près de 4,7 millions de téléspectateurs l’ont regardée le premier soir, le 10 mai à 20h 55, contredisant ainsi les discours trop souvent ressassés sur l’absence d’intérêt du public français pour cette partie de notre histoire.

La typologie des événements et actions menés autour de cette journée se révèle très diversifiée par sa nature, ses contenus, son audience, et sa durée. L’ensemble de la métropole est concerné, mais aussi l’outre-mer, l’étranger.

Elle donne lieu à des cérémonies : inauguration de plaques, de stèles, de noms de rues ou de places, dépôt de gerbes, fleurs jetées dans les fleuves de la façade atlantique, marches de recueillement silencieuses. Sont honorés les ancêtres, les victimes, les révoltés, les militants des abolitions, anonymes ou célèbres. A ces hommages empreints de gravité s’ajoute un travail sur l’histoire et la mémoire : colloques, conférences scientifiques et de vulgarisation, tables rondes, expositions d’œuvres et archives anciennes ou récentes, projections de documentaires ou de fictions. Les instructions données dès 2005 au sein de l’Éducation nationale, le travail des inspections, des professeurs portent leurs fruits : les ressources pédagogiques mises à disposition des enseignants mais aussi des élèves, y compris sur la toile, sont en nette augmentation, ainsi que les activités proposées à l’école et hors temps scolaire. Enfin, le 10 mai est l’occasion d’exprimer et de partager, à travers des spectacles, une culture commune et des émotions : théâtre, concerts, contes, lectures, danse..., qui puisent dans des traditions, mais aussi la création contemporaine.

Pour le contenu, le 10 mai offre une large palette d’approches et de points de vue. Chronologie sur quatre siècles, focus sur des régions (Afrique, Antilles, Océan Indien, Europe), leurs spécificités, leurs liens complexes, sur l’histoire singulière de Haïti, sur des personnages (Saint-George, Solitude, Delgrès, Olympe de Gouges, Toussaint Louverture, Schœlcher, Rosa Parks...) ou des épisodes historiques (reconstitution du trajet d’un navire négrier ayant existé, rétablissement de l’esclavage en 1802...). L’étude des représentations collectives ou artistiques des Noirs et de l’esclavage, l’analyse du rôle économique des traites, de théories scientifiques et philosophiques servant à les justifier, des relations entre religion et esclavagisme, des difficultés rencontrées par les mouvements abolitionnistes, des conséquences des abolitions en termes d’accession à la citoyenneté et de recomposition de la vie sociale et économique, de migrations d’engagés, de séquelles, persistances et évolutions dans les mentalités... Le lien est également fait, très souvent, entre l’esclavage d’hier et ses formes contemporaines.

La durée des manifestations excède souvent la journée. A la fois pour des raisons matérielles dues aux programmations de salles et de tournées, d’expositions, pour se mobiliser le week-end quand le 10 tombe un jour de semaine, et pour donner davantage d’ampleur à l’événement. C’est de mi-avril à juin que prennent place en France les festivals, semaines ou mois consacrés à l’esclavage, mais sans exclusive, et il faut s’en féliciter.

Le 27 avril 2007, 159e anniversaire du décret de 1848 abolissant l’esclavage en France, n’a pas été oublié. L’orchestre Massak Afrolectric, ce jour-là, donnait un concert à la Scène Bastille de Paris, pour célébrer « l’homme libre, quelles que soient ses origines ». A titre d’exemple, la ville de Drancy, cette année, a choisi l’intervalle entre le 10 mai et le 21 juin fête de la musique. Aubervilliers a retenu l’espace entre le 23 avril et le 12 mai pour conjuguer deux expositions et la journée du 10 mai, un débat sur la place de l’histoire de l’esclavage intervenant également le 23 mai. La Guyane a repris pour cette seconde édition l’idée d’un « mois de la mémoire », entre le 10 mai et le 10 juin, date de l’abolition dans ce département. La Martinique a consacré les semaines de fin avril à juillet à une série de manifestations sur l’enseignement de l’histoire à l’école : un grand colloque, relayé à partir du 18 mai par une exposition qui a duré jusqu’en juillet.

Le 10 mai est aussi célébré à La Réunion, pourtant très attachée au 20 décembre date de l’avènement tant attendu de la liberté sur l’île : cette année, en partenariat avec le Rectorat et la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, des élèves se sont réunis pour organiser un hommage choral à cent combattants de la liberté, esclaves rebelles, abolitionnistes… La Région Réunion a donné à un établissement le nom de Lycée du 10 mai. Pour ce nouveau rendez-vous, déjà marqué par plusieurs événements en 2006, l’objectif de la Région et des associations, conforme à l’esprit qui a présidé au choix du 10 mai, est de construire une mémoire partagée, de contribuer à faire prendre conscience, en métropole, que cet événement concerne toute la nation. Que ce n’est pas seulement l’histoire de l’Outre-mer, mais celle de la France toute entière, et de l’humanité.

Des associations ont proposé de consacrer qu’unle mois de mai soit consacréaux contributions des descendants d’esclaves à la culture et l’histoire, sur le modèle du « Black History Month », issu d’une initiative lancée par de la « Semaine de l’histoire des Noirs » lancée par Carter G. Woodson aux Etats-Unis en 1925. Ce « mois » existe aux Etats-Unis et au Canada (qui se tient en février), idée reprise ensuite et élargie au mois dans d’autres paysen Grande- Bretagne (octobre), Canada (février) au Brésil, Venezuela, Colombie, Cuba... Le CPME n’est pas opposé à une réflexion sur ce point, mais il juge prioritaire la création d’un Centre national de mémoire et d’histoire (ressources, de documentation et recherche) dévolu à une expérience partagée.

Le bilan que tente de dresser ce rapport, certes non exhaustif, est suffisamment éclairant pour repousser les arguments, parfois entendus, selon lesquels le 10 mai ne serait qu’une fête officielle de l’abolition qui s’ajouterait au 27 avril sans rien apporter à la communauté nationale. Bien au contraire, se confirme ce qui avait déjà été constaté l’an dernier.

Le 10 mai est donc devenu un rendez-vous important pour des institutions, des villes, des musées et lieux de mémoires, les associations, les médias, qui n’ont pas craint pour cette deuxième édition, bien au contraire, d’explorer à nouveau les multiples facettes de ce pan d’histoire et de mémoire.

Il faut ensuite souligner que cette année fut particulière en Europe et dans la Caraïbe. En effet, l’Assemblée Générale de l’ONU, le 27 novembre 2006, a décidé d’instaurer 2007 « Année de la Commémoration de l’Abolition de la Traite » par l’Angleterre. C’est en effet le 25 mars 1807 que la Grande-Bretagne adopta une loi sur l’abolition de la traite des esclaves, avant d’interdire en 1833 l’esclavage lui-même dans l’ensemble de l’Empire britannique. De nombreux pays anglophones de la Caraïbe, à l’origine de cette résolution, ont tenu des manifestations toute l’année. Le musée de l’Empire et du Commonwealth à Bristol, ouvert en 2002, qui expose 500 ans d’histoire, des Découvertes à aujourd’hui, a accueilli l’exposition Breaking the chains. Liverpool, dotée d’une Transatlantic Slavery Gallery dans son musée maritime, dès 1994, la première du genre au monde, a créé en 2006 un centre international de recherche sur l’esclavage, lié à son université. Et le 23 août 2007, jour international fixé par l’Unesco, à l’occasion du bicentenaire de l’abolition, Liverpool a ouvert un musée international de l’esclavage, sur les quais, lieu symbolique des trafics maritimes.

2007 salue aussi le centenaire de la naissance de Jacques Roumain (4 juin 1907 - 18 août 1944), homme politique et écrivain haïtien, qui vécut et travailla en Europe, aux États-Unis et au Mexique, auteur du roman - sans doute le plus célèbre de la littérature haïtienne- Gouverneurs de la rosée (1944) mais aussi de recueils poétiques comme Bois d’Ebène (1945), sur la douleur et les humiliations de la servitude.

Pour le CPME, l’effort doit se concentrer en 2008 autour de deux actions : faire du prix qu’il remet un véritable événement et engager contribuer à la mise en chantier effective du Centre national de mémoire et d’histoire (ressources, documentation et recherche) .

Pour faire du prix de thèse un événement, le CPME propose de le transformer en prix pour une œuvre, « Prix des mémoires de l’esclavage » - film, pièce de théâtre, roman, livre pour enfants, création artistique, ouvrage de recherche - dont le sujet concerne la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions. Le lauréat serait choisi par un jury nommé pour cinq ans. Un partenariat serait construit avec France Ô, des radios et des revues afin de lui donner de l’ampleur au prix.

Dès son premier rapport, le CPME insistait sur l’importance de la nécessité de créer un Centre national de mémoire et d’histoire (ressources, documentation et recherche) : espace de documentation et de ressources qui manque cruellement, où le visiteur peut trouver des informations accessibles pour un public large et divers (élèves, curieux, chercheurs) – cartes, chiffres, films, ouvrages éducatifs et de recherches. Déjà rassembler tous les romans, poèmes et autres textes consacrés en langue française à cet événement donnerait à voir les liens entre littérature et esclavage ; on peut aussi réunir tous les ouvrages de recherche, rendre disponible en ligne articles et essais. En ce sens, le travail accompli par les Archives de France sous la forme d’un Guide des sources disponibles dans les archives françaises constitue une avancée fondamentale. Le centre comprendrait une salle d’exposition, une salle de documentation, une salle de rencontre. Edouard Glissant, à qui fut confiée une mission de préfiguration de ce centre national, a publié le 10 mai 2007 un ouvrage, Mémoires des esclavages où il fait part de ses réflexions sur le contenu et les objectifs. Cette contribution importante, qui prolonge les recommandations initiales du CPME, doit être rapidement suivie de la mise en place, par les autorités publiques, ouvrage constitue déjà un élément de départ pour désigner d’une structure administrative chargée de la mise en œuvre opérationnelle du projetde mise en œuvre. La création d’un Centre nous paraît un geste nécessaire et fondamental à l’heure où des informations fragmentées (comme celles sur l’enseignement de l’esclavage) peuvent mener à des confusions et des prises de position hâtives ; à l’heure aussi où la diffusion de données (dates, faits et noms) doit constituer un fonds commun pour faire obstacle aux raccourcis simplistes ; enfin, à l’heure où la valorisation des expressions des populations issues de l’esclavage permettra de rendre visibles et lisibles leurs contributions aux arts et à la pensée.

Le 10 mai 2008, la France célébrera pour la troisième fois la journée nationale de commémoration des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions. Le CPME propose qu’à cette occasion, le gouvernement en relation avec un musée majeur inaugure une grande exposition en s’appuyant sur le travail remarquable d’inventaire accompli par le CPME avec la Direction des Musées de France, puis en ouvrant sur des créations contemporaines. L’image, la représentation de l’esclave comme « Autre » radical a, on le sait, fortement contribué à la justification de la traite et de l’esclavage. Revenir sur la manière dont les artistes ont, au cours des siècles, figuré cet autre, nous semble contribuer à une réflexion commune sur cet événement et ses héritages. De même, un grand concert pourrait mettre en valeur le répertoire, riche et varié, des expressions musicales et chorégraphiques nées de l’esclavage.

Notre mission se termine en janvier 2009. L’année 2008 sera une année de consolidation des acquis sur lesquels nous considérons que la France ne peut revenir. Ainsi, l’enseignement de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ne devrait faire l’objet d’aucune révision. C’est un des événements marquants de l’histoire nationale. La création d’un Centre national marquerait la volonté de respecter la lettre de la loi du 21 mai 2001, date historique qui, comme nous l’avons rappelé, fait de la France le seul Etat à inscrire la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Par sa création même, il traduirait la volonté de la France de respecter ses engagements. Le Centre jouerait un rôle d’alerte et de vigilance contre des dérives possibles et de suivi des propositions faites dans le sens d’une meilleure connaissance de ces événements. C’est dans cet esprit que le CPME a pu parler de réparation historique dans son premier rapport, c’est-à-dire ni distribution de blâmes, ni apologies, ni victimologie, mais l’intégration d’un chapitre central de l’histoire et de la culture.

Le comité pour la mémoire de l’esclavage se tient prêt à discuter de ses propositions auprès des ministères concernés.

Je vous prie de croire, Monsieur le Premier ministre, à l’expression de ma haute considération

La Vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage

Françoise Vergès


 

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